Dorothée Thébert est photographe. Filippo Filliger est réalisateur. Ensemble, ils ont escaladé le Stromboli, joué à poil à cache-cache à Berlin, passé trois jours au lit pour un remake du Bed-In de John Lennon et Yoko Ono, contacté des polissons sous chiffre, fait disparaître les spectateurs d’une galerie dans une masse noire au son de lieds de Schubert, tourné un court-métrage érotique, conçu une fille, proposé à un danseur moderne de mettre un tutu et remonter sur scène à presque 60 ans, construit une maison gonflable, réfléchit au rapport entre effeuillage et confession, mis en scène un bal dans un kiosque à musique, rêvé d’acheter une soucoupe volante, hypnotisé une comédienne le temps d’une représentation, conçu un garçon, fait défiler l’élite intellectuelle qui a ébauché les utopies du vingtième siècle entre deux saunas, perdu le gouvernail, erré sur la roche sèche de Lampedusa, écrit la Déclaration des droits de l’être humain sur le trottoir avec les passants et présenté les travaux qui en découlent dans différents théâtres et espaces d’art contemporain.
Après deux semaines de travail et de recherches, le duo composé de Dorothée Thébert et Filippo Filliger ont laissé la place à l’artiste Fraich Club qui s’est installé à la Grenette. Avant de nous quitter, Dorothée et Filippo ont accepté de partager leurs réflexions avec Aurélie de l’équipe de eeeeh ! pour nous permettre d’avoir un accès privilégié à leur démarche malgré la fermeture de l’espace au public.
Aurélie : La semaine dernière, je suis passée par l’espace eeeeh ! pour voir votre processus de travail. J’ai découvert la grande table recouverte de livres, deux vestes tricotées accrochées au mur, une série d’exercices imprimés sur du papier fluorescent et dans le coin derrière une des grosses colonnes de l’espace, Filippo occupé à créer des sons sur un appareil surprenant composé de synthétiseurs aux lumières et fils colorés. J’imagine que la fermeture de l’espace au public a dû changer vos plans de résidence, comment la pandémie affecte-t-elle votre façon de travailler en ce moment?
Filippo : Concrètement, la pandémie nous a poussés à adopter des moyens très pauvres pour adapter notre travail aux conditions de production et diffusion actuelles. Les salles de théâtre ne sont plus ouvertes au public depuis plus de 180 jours et même ici, dans une galerie, les vernissages et les événements publics ne sont pas permis. À partir de là, on a dû inventer des moyens pour poursuivre notre travail dans la sphère publique et la résidence ici à eeeeh ! était une belle occasion. Nous développons ici une première étape de travail pour notre recherche autour du rapport au vivant, un projet qui se demande comment définir le sensible aujourd’hui.
Dorothée : Effectivement, cette pandémie a modifié beaucoup de choses. On va se retrouver à écrire notre prochaine pièce de théâtre dans un jardin dans le cadre d’une résidence à Utopiana, à Genève. L’expérience de mettre les mains dans la terre est à l’origine de nos réflexions et de notre recherche actuelle. Le jardinage est arrivé pendant le premier confinement. La relation à la terre et au vivant, on l’avait avant seulement dans nos pensées, puis ça s’est concrétisé, matérialisé. Notre recherche émane presque toujours de notre vie personnelle, de notre quotidien, de notre envie de comprendre le monde qui nous entoure. On vit et on réfléchit ensemble, en tant que couple aussi et ce qui nous arrive alimente directement notre pratique artistique.
A : Qu’est-ce que vous avez trouvé pour rendre ces contraintes constructives? Comment vous êtes-vous adapté?
F : Les conditions de travail à eeeeh ! sont quand même intéressantes malgré la fermeture parce que nous sommes en vitrine. On est face à l’espace public où l’on voit les gens déambuler et circuler. Ça nous a permis d’afficher les instructions pour réaliser un exercice par jour pour avoir un regard différent sur le monde qui nous entoure. Ainsi, certain.e.s passant.e.s nous communiquent leurs réactions à travers la vitre et d’autres poussent la porte pour venir échanger avec nous.
D : Être porté par l’espace public qui s’active devant nous tous les jours, c’est vraiment stimulant pour l’écriture. Mais surtout, l’incertitude liée à la situation nous a donné envie de réaliser un livre, un objet concret et fini à la fin des deux semaines de résidence.
F : En effet, rapidement, quand on a su que l’espace allait être fermé au public, on a approché les éditions Ripopée pour collaborer à la réalisation d’un livre. Il y a une belle complicité qui s’est créée avec les éditrices, Stéphanie Pfister et Jessica Vaucher. Comme on est privés de public, on a pensé à un livre ludique qui puisse créer des liens entre les gens, un peu comme dans nos spectacles précédents.
A : Vous annoncez prendre comme point de départ à votre recherche un projet antérieur que vous avez réalisé à partir de la « Déclaration des droits de l’homme » et un texte de Simone Weil. Comment articulez-vous ces objets de recherche à votre question sur l’enracinement, le rapport au vivant et la définition du sensible?
D : Dans la performance à l’origine du projet, nous écrivions la Déclaration des droits de l’Homme dans l’espace public, tout en demandant aux passant.e.s de nous aider, ce qui nous permettait de discuter avec elles.eux de la valeur de ce texte aujourd’hui. Cela donnait une sorte de radiographie de notre époque. En travaillant cette performance, nous avons découvert le texte de Simone Weil que nous avions envie de discuter avec des gens autour de nous.
F : Une des choses qu’on a mises en place ici et qui va nous accompagner tout au long de de notre recherche est une série de rencontres virtuelles avec deux ami.e.s de Montréal, Chiara Cavalli, philosophe, et David Guillemette, chercheur en histoire des mathématiques, au fil desquelles nous allons réfléchir ensemble à partir d’une série de textes. Hier, lors de notre première rencontre, nous avons donc parlé du texte de Simone Weil « L’Enracinement ou Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain ». Ce qui nous intéresse est de creuser les fondements de ce qui constitue le vivre-ensemble pour nous, humain.e.s, et, de manière plus large, le vivre-ensemble avec le vivant.
D : Une des choses qui nous intéresse dans ce texte, c’est que Weil déplace le discours sur l’autorité : au lieu d’avoir des droits, nous avons des devoirs. Par ailleurs, elle analyse la condition ouvrière et paysanne – qui sont à la base de la production – pour parler du travail, de la notion de spiritualité dans le travail et de ce qui nourrit l’âme.
F : À notre mesure, quand on se retrouve à jardiner, ce qui nous intéresse n’est pas strictement la production de légumes, mais la nature de la relation qui s’établit entre le travailleur et le vivant.
A : …la relation qui se crée par le geste et l’attention entre l’individu et son milieu.
F : Exactement, c’est toujours une praxis.
A : C’est intéressant de voir comment votre recherche est partie de questions politiques et sociales, où la notion de droit extraite de la « Déclaration » est prise comme le symbole de l’humain et ses relations hiérarchiques et d’autorité en lien avec l’administration de la vie sociale. Ensuite, par l’angle du travail, comme un entonnoir inversé, ça s‘élargit sur des questions beaucoup plus existentielles, soit la définition de l’humain par ses relations au vivant.
D : Effectivement. Ça fait déjà un certain temps que notre travail se concentre surtout sur les rapports que l’on entretient à l’altérité. L’hypothèse que nous émettons, à ce stade de notre recherche, c’est de situer une part de spiritualité dans la notion même de relation. Seul.e, on n’est pas grand-chose et c’est dans la relation à l’autre, à l’altérité et au vivant que notre existence trouve ses fondements.
F : En parallèle à cette recherche sur le sensible, on fait le constat qu’on vit dans un monde en ruine. Et pas seulement écologiquement. Les ruines sont relationnelles, politiques, sociales et concernent pratiquement tout ce qui compose le vivre-ensemble tel qu’il a été pensé depuis la modernité. Pour reprendre les idées de Simone Weil, aujourd’hui il y a beaucoup d’emplois qui se composent de tâches complètement dénuées de sens pour le.la travailleur.euse. C’est un constat d’échec, une sorte de ruine, quelque part. Et, nous, on se demande comment faire pour remettre du sens là-dedans.
D : Mais, nous ne portons pas un regard romantique sur les ruines. Hier, on discutait aussi d’un texte du dramaturge Lukas Barfüss qui parle du deuil et de comment s’est perdu le sens du rituel commun qui est de pleurer pour pouvoir passer à autre chose. C’est comme s’il fallait retrouver les larmes pour pouvoir penser à aller de l’avant. On voit un peu les ruines comme un terreau dans lequel on peut planter des graines pour faire pousser de nouveaux horizons.
F : Et on pense que ça peut être fait avec des récits. Face à ces éléments qui ont été vidés de sens, les récits permettent de faire renaître une certaine sensibilité.
A : Les questions de rituels et de récits font d’ailleurs échos aux pratiques artistiques. Comment réfléchissez-vous au rituel lorsque vous formalisez vos projets artistiques au-delà des questions théoriques?
F : En fait, on essaie de trouver des manières de faire travailler le public avec nous. La participation n’est pas obligatoire, mais la porte est ouverte à réaliser des actions en travail collectif. Ça donne lieu à des discussions improvisées qui sont à leur tour des déclencheurs narratifs. Pour l’instant, nos réflexions sur les ruines et l’enracinement par le sensible nous ont poussés à proposer une série de dix exercices à réaliser dans la ville pour activer les sens et éveiller un certain niveau d’attention et de conscience. Ce sont des petites expériences qui nous permettent de mettre en pratique nos idées avec le public.
A : Pour celles et ceux qui n’ont pas pu découvrir les exercices au fil des deux dernières semaines, qu’est-ce qu’on peut s’attendre à retrouver dans le livre édité avec Ripopée?
D : Il s’agit d’instructions pour une balade dans l’espace public, qui peut être faite seul.e. ou à plusieurs. Nous l’avons pensée pour être réalisée aussi bien dans une ville que depuis la campagne.
F : Et la publication contiendra aussi des dessins de Jules Ancion, un jeune homme passé par hasard dans la galerie, qui nous a proposé spontanément et joyeusement d’illustrer ces exercices. Malgré la situation sanitaire, notre présence dans l’espace eeeeh! à tout de même pu produire du hasard et de belles rencontres.
Le livre « S’enraciner dans les ruines – un cahier de dérive» sera disponible à Ripopée dès lundi 10 février.
www.ripopee.net
Dorothée Thébert et Filippo Filliger poursuivront leur recherche à Utopiana à Genève où ils écriront leur prochain spectacle.
www.souschiffre.net
www.utopiana.art/fr